Boulogne sur Mer : plongée dans le mouvement des Gilets Jaunes

Nous reproduisons ici une partie du suivie hebdomadaire du mouvement à Boulogne sur Mer réalisé par le groupe/journal  « La mouette enragée« . Et nous invitons chacun et chacune à se rendre régulièrement sur ce très bon site et pourquoi pas réaliser des comptes rendus similaires de la situation par chez vous 😉


La marche des Gilets Jaunes du 9 Février :

« Le monde meilleur » ne se construira pas à coups

de commémorations patriotiques

Comme chacun le sait, un mouvement social ne suit que rarement un cours linéaire. Les chemins qu’il emprunte sont souvent tortueux et aux progrès notables qu’il réalise parfois, succèdent aussi des reculs spectaculaires. C’est à ce genre de rétropédalage auquel nous avons eu le sentiment d’assister ce samedi 9 Février 2019.

manifestation déclarée et service d’ordre

C’est en sortant du cadre stérile des promenades syndicales que le mouvement des Gilets Jaunes est parvenu à marquer des points et à inquiéter le pouvoir en place. Mais en voulant prouver – à qui ?- qu’il était « capable de s’organiser » pour cet acte XIII(1), il est retombé dans les ornières de la respectabilité bourgeoise et désamorce de fait son potentiel subversif. Et en admettant même qu’il y ait quelque chose à prouver, dans ce cas, ne serait-ce pas plutôt en sachant débattre collectivement du fond comme de la forme de la lutte, en réactivant des assemblées de ville ouvertes à tous et à des heures accessibles aux travailleurs ?

une révolte contre la vie chère pour les uns, mais pour d’autres …

Les dernières manifestations des Gilets Jaunes auxquelles nous avons participé nous avaient laissé une excellente impression. Manifestations en roue libre dans lesquelles les préoccupations sociales dominaient dans les slogans en « l’honneur des travailleurs et pour un monde meilleur ». Une légitime défiance à l’égard de la police s’affichait au grand jour et la composition très nettement prolétarienne nous confirmait que des militants ouvriers pouvaient trouver leur place au sein de cette révolte contre la vie chère et pour plus de démocratie. Le drapeau tricolore de la bourgeoisie française avait pratiquement disparu, sans être remplacé par aucun autre, que demander de plus par les temps qui courent ? Le mouvement semblait aller de l’avant.

C’était peut-être aller un peu vite en besogne car, samedi après-midi, sur le lieu du rendez-vous de l’esplanade de Nausicaa, l’étalage de drapeaux français nous a quelque peu refroidi. La seule explication plausible à ce retour inattendu était la présence de groupes dont les revendications affichées comme celle du « Frexit » ou la distribution de flyers s’adressant aux « Français » et Gilets Jaunes ne laissaient planer aucun doute sur leur projet.

Il est un peu facile de sourire de la confusion(2) qui règne dans l’expression politique affichée sur les fameux Gilets Jaunes ; ainsi, untel se revendique simultanément de Guévara et du RIC, quand un autre affiche son « anarchisme » à tendance illuminati. Malheureusement cet embrouillamini est inévitable au coeur d’une dynamique portée avant tout par des individus le plus souvent isolés ou des groupe affinitaires qui ne font cause commune que pour défiler. Ceci étant et malgré les quelques bonnes surprises de la journée, les épisodes qui suivront ne feront que confirmer le malaise pressenti dès le départ.

Photo de famille au monument du « Souvenir français »

On retrouva au fil du cortège des militants ouvriers portant le gilet et on croisa avec plaisir quelques camarades du rail. Les slogans à portée sociale ou contre les violences policières étaient largement repris. A mi-parcours, le cortège déboucha sur le boulevard Prince Albert, quartier petit bourgeois et désert où nous nous demandâmes ce que nous étions venus faire. On le comprit un peu plus tard. C’est là, que la famille des Gilets Jaunes réunie au grand complet prit la pause devant le monument du « Souvenir français ». Et, de nouveau, le malaise …

A leur décharge, nous supposons que bien peu de Gilets Jaunes présents samedi à ses pieds, connaissaient l’origine exacte de ce monument. Mais aussi, qu’un grand nombre d’entre eux seraient bien en peine de nous expliquer le rapport qu’entretient leur galère quotidienne avec la guerre de 1870 ? Par contre, nous supposons que quelques petits malins, avaient des intentions plus explicites …

Pour rappel salutaire, à son origine, le « Souvenir français »(3) est une association qui commémore la mort des militaires de la guerre de 1870. Un conflit qui, faut-il le redire, se termina par l’extermination de milliers de Communards à Paris en 1871 par ces mêmes soldats français, le tout avec la bénédiction de l’état-major de l’armée allemande !

Maintenant, dites-nous Gilets Jaunes du Boulonnais et d’ailleurs, de quel côté de la barricade vous seriez vous tenus en 1871 ? Du côté des prolétaires luttant contre les Macron de l’époque et pour « un monde meilleur » comme nous le chantons ensemble dans les rues, ou du côté des escadrons de la mort de l’armée française mitraillant des hommes désarmés, éventrant des enfants, massacrant des femmes ? Alors, de quel côté, dites le nous ?

Nous n’étions malheureusement pas au bout de nos peines, car rebelote au monument aux morts avec en prime cette foutue Marseillaise … Ce n’était plus une manifestation, c’était un enterrement … Nous nous apprêtions à déserter ces célébrations aux tonalités patriotardes et militaires lorsqu’enfin la vie, la vraie, libre et joyeuse reprit ses droits.

Elle commence enfin la manifestation des Gilets Jaunes

Nous n’espérions plus grand chose de cette journée lorsqu’un tiers des marcheurs décida de partir en manifestation sauvage au travers des rues de la ville. Enfin ! Plus de service d’ordre, nettement moins de tricolore et des slogans offensifs : « Qui est dans la galère ? C’est nous ! Qui n’a plus de pognon ? C’est nous ! … » suivi de revigorants « Police partout, justice nulle part !». La traversée du centre ville se fit dans une ambiance dynamique jusqu’à l’approche du commissariat où de rituelles charges succédèrent aux tirs de flashball et aux arrestations.

A deux pas d’une enseigne de la grande distribution, un mouvement contre la vie chère aurait sans nul doute été mieux inspiré en choisissant sa cible avec plus de discernement. Une action d’auto-réduction sur les produits de première nécessité, voilà qui s’il le faut, prouverait la réelle capacité de ce mouvement à s’organiser et qui sait, à gagner sur ses véritables revendications.

                                                                 Crosse en l’air et Gloire au 17 ème !

Boulogne-sur-mer, le 11/02/2019

(1) Lire l’appel des Gilets Jaunes à la marche du 9 février.

(2) La confusion, terme pratique et abondamment utilisé par les avant-gardes qui se piquent d’avoir les idées claires en toutes circonstances. Ce qui n’est absolument pas notre cas et nous le revendiquons haut et fort.

(3) Comme la stèle du monument boulonnais en témoigne, le « Souvenir français » commémore également les expéditions coloniales menées par l’Etat et la bourgeoisie française : Tonkin, Sénégal, Mexique, Chine, Crimée, Algérie, Tunisie et … « Autres colonies ». Au moins ça a le mérite d’être clair.

 


Boulogne sur Mer, 5 février : la pause !

La manif du 5 février était programmée à l’échelon national par la CGT. En certaines villes, dont Paris bien sûr mais aussi au Havre, la ville dont le premier ministre était maire, l’union sacrée se réalisait avec les Gilets Jaunes. Dans d’autres villes comme au Puy en Velay, ville dont Wauquiez a été maire, c’est une intersyndicale large ( CGT, FO, CFE/CGC, CFTC, FSU, Solidaires ) qui s’associe aux GJ et produit un appel commun. Enfin, on a pu dans plusieurs villes remarquer l’implication nette des Insoumis ( évidemment ) mais aussi du PCFou du NPA…

Quid de Boulogne sur Mer ?

À Boulogne, c’est l’intersyndicale restreinte CGT /FSU qui appelait. Solidaires local se ralliera finalement à l’appel.

Quant aux Gilets Jaunes, comme ils l’avaient fait aux rassemblements pour le climat, c’est naturellement qu’ils se sont invités à cette manifestation de grogne sociale et revendicatrice.

Petit matin en attendant le grand soir

Le déroulement fut tout-à-fait convenable, traditionnel et donc sans surprise. Le parcours classique Bourse du travail – sous-préfecture a été respecté à la lettre, les deux tours de pâtés de boutiques du centre ville compris.

À l’issue de la promenade, des prises de paroles attendues sur la répartition des richesses et des revendications afférentes : salaires, retraites, services publics, CICE et ISF… lesquelles allaient être peu de temps après déballées auprès du sous-préfet.

Solidaires ne se prêtera pas à cette entrevue, la jugeant à juste titre inutile. Dans le même esprit et avec l’habitude, quelques GJ prirent l’initiative, suivie de quelques autres manifestant-e-s, de se rendre à un rond-point près du casino Partouche. Là, rien de possible à une quinzaine de personnes. Après une pause friterie et trois passages machinaux des flics, la journée de contestation unitaire était close. Aussi, l’arrivée des syndicats n’a pas débouché sur une réelle impression de renfort.

Future or no future ?

That is all the question. Que va-t-il sortir de ce court compagnonnage d’errance dans les rues de la ville ?

On pourrait imaginer que, au nom de la « convergence des luttes », les énergies se conjuguent dans la rue, les boîtes, les lieux de consommation ou de paiement pour gagner.

En l’occurrence, la fameuse convergence des luttes ne ferait sens que si les parties en présence exprimaient des attentes différentes, mais ce n’est pas le cas : les GJ sont précisément des exploité-e-s et des habitant-e-s aux conditions de vie intenable… leur lutte est donc celle de la condition ouvrière, laquelle s’est constituée jadis en syndicats pour se battre et survivre en restant unie en menant des combats par la grève, la vraie : générale et illimitée, l’occupation de l’entreprise, l’appropriation de l’outil de travail. Ça, c’était avant.

Certes, on peut penser à la lutte parallèle des lycéen-ne-s et des étudiant-e-s dont les intérêts sont fondamentalement liés à leur état de futur-e-s employé-e-s ou à la situation de leur famille ; de leur sphère sociale…Ça, c’est un souvenir qu’on nous ravive depuis près de trois mois.

Il n’est que temps, et ce sera se faire violence dans les rangs des Gilets Jaunes comme dans ceux des syndicalistes ; il n’est que temps de chercher des réponses qui apporteront inévitablement des débats de fond, des affrontements, des choix cruciaux qui ne dépendront plus des professionnels détenteurs de nos conditions d’existence ou qui prétendent les adoucir en transigeant avec la bourgeoisie régnante.

Boulogne-sur-mer, le 07/02/2019

 


 

Acte XII : déambulation nocturne

dans les rues de Boulogne-sur-mer

Ce fut une première que cette manifestation de nuit dans les rues de Boulogne-sur-mer la veille de l’acte XII. Il est aux alentours de vingt-et-une heures, lorsqu’un cortège fourni quitte la place Dalton et file en direction du commissariat. Rapidement, un cordon de policiers s’interpose et en bloque l’accès. Une discussion s’engage, la manifestation poursuivra son chemin à la condition de respecter le rythme que lui imposeront les forces de l’ordre tout le temps qu’elle ne se sera pas éloignée du bloc. Durant cette courte séquence, des réactions contradictoires témoigneront de l’ambiguïté qui perdure malgré tout sur la question, preuve en est que les positions évoluent mais qu’elles sont loin d’être tranchées. En seulement quelques mètres de manifestation, les applaudissements adressés à l’uniforme céderont la place aux slogans : « la police en grève » puis « Grève générale, grève générale » pour terminer quelques rues plus loin par un tonitruant « Tout le monde déteste la police ! » … Etonnant.

le rapport à la Police a évolué

Un déchaînement de violences policières entache ce mouvement depuis ses débuts, comme il en est de même dorénavant lorsque des lycéens, des habitants des quartiers ou des travailleurs en grève battent le pavé. Le degré de répression atteint depuis trois mois sur l’ensemble du territoire ne laisse planer aucun doute sur la détermination de la bourgeoisie et de son Etat à mater une contestation sociale qui dans ses premiers temps l’a quelque peu malmenée.

Et c’est sans doute un des traits de cette mobilisation que d’avoir permis de lever le voile à grande échelle sur la fonction qu’occupe véritablement la police dans cette société. Avec l’expérience, une partie des Gilets Jaunes y regarde maintenant à deux fois et n’adhère plus aussi aisément qu’auparavant au mythe d’une « police républicaine au service de la population ». On n’imagine plus en ce début février, les policiers se promener tête nue comme des badauds au milieu des participants à un barrage filtrant, comme ce fut le cas le 17 novembre au « rond points aux oies ». C’est un élément à ne pas à négliger dans une période ou l’idéologie sécuritaire transpire de partout.

Visite au domicile du maire

Après de multiples détours, la déambulation nocturne nous amena jusqu’au domicile du maire de la ville. Probablement absent, celui-ci ne daigna pas répondre aux sollicitations des manifestants. Les Gilets Jaunes accordent beaucoup d’importance au personnel politique. Trop sans doute. Leur défiance à l’égard des politiciens est légitime car parfaitement fondée mais en se focalisant sur un Macron, par exemple, on met un peu vite de côté les causes réelles des inégalités sociales qui ne sont pas plus à rechercher du côté des « banques », que de « L’Europe » comme le brament certains bateleurs de profession (1)…

Après un retour dans le centre-ville, le cortège tenta infructueusement de repasser devant le local de la Police. Une charge et quelques lacrymos plus tard, les manifestants quittèrent par petites grappes les rues de la ville déserte.

Boulogne-sur-mer le 02/02/2019

(1) Pour autant, nous ne pleurons pas quand une devanture de banque subit la foudre de manifestants déterminés. Toutefois, prétendre que l’exploitation capitaliste et les inégalités sociales qui en découlent reposeraient sur la seule rapacité des banquiers et la perfidie de l’Union Européenne, relève du conte pour enfant.

 


Acte XI à Boulogne-sur-mer :

« On est là… On est là …

Pour l’honneur des travailleurs et pour un monde meilleur …

On est là … »

 

Si tout le monde s’accorde à reconnaître qu’il y avait moins de monde que la semaine précédente, l’ambiance dans le cortège des Gilets Jaunes était chaleureuse et la détermination intacte.

Il est à peine onze heures du matin lorsque nous arrivons à hauteur de la rue du Chemin Vert, et déjà le ton est donné. Un imposant barrage de police filtre les voitures et contrôle les piétons. Espérant contourner l’obstacle, nous empruntons la rue du Détroit où nous tombons nez à nez sur un nouveau dispositif policier. Sur les trottoirs, le fusil d’assaut s’exhibe de manière ostentatoire. Sur le lieu du rendez-vous, les flics vérifient le contenu des sacs… Deux personnes qui transportent du matériel de secourssont également pris à part et doivent se résoudre à vider le leur. La bourgeoisie si libérale à l’égard des siens, se livre sans fard aux yeux de ceux qu’elle méprise et qu’elle aime humilier.

un cortège libre et dynamique

Bien qu’escorté de part et d’autre par des véhicules de police, la manifestation prendra progressivement son rythme et improvisera au gré de ses aspirations. Ainsi, en descendant la rue du Camp de droite au son des « Macron démission, Castaner en prison », et autre « Police partout, Justice nulle part » le cortège décida de fausser compagnie à la maréchaussée. Sous les au revoir adressés aux gyrophares qui s’éloignaient sans comprendre, la manifestation bifurqua dans une petite rue perpendiculaire et à contre-sens de la circulation. Un joyeux bazar s’ensuivit que des automobilistes compréhensifs accompagnaient parfois de coups de klaxon complices.

des syndicalistes au spectacle

Si c’est avec sympathie que nous avons salué, dans le cortège, des camarades syndicalistes de l’usine Capitaine Houat, c’est avec ahurissement que nous en avons croisé d’autres. Ces derniers, tranquillement adossés à la porte de la bourse du travail, regardaient passer la manifestation comme la vache bigle sur le train. A ceux qui se demandent encore ce qu’attendent les syndicats, il est clair qu’en leur sein, certains savent où est leur place. Ils ont la lutte de classe chevillée au corps et apparaissent, comme nous, à titre individuel dans ce mouvement, au gré de leur disponibilité. Les autres, ceux qui pensent qu’il n’y a rien à gratter là-dedans pour leur crèmerie restentle cul cloué à leur fauteuil. Tant mieux ! Enfin, les sceptiques qui, à juste titre aiment à rappeler que « tout ce qui bouge, n’est pas rouge », ceux-là doivent aussi savoir que ceux qui ne bougent pas, ne risquent pas de voir quoi que ce soit de rouge advenir à l’horizon …

devant le commissariat

Après un petit tour en centre-ville, c’est au son d’une Carmagnole revisitée que l’on traversa le marché de la place Dalton. À coup de facétieux « Ah ça ira, ça ira, ça ira, la bande à Macron à la lanterne, Ah ça ira, ça ira, ça ira, la bande à Manu on la pendra … », le cortège déboucha tranquillement dans la rue qui mène au commissariat. Là, les chants redoublèrent d’intensité « On est là…On est là … Pour l’honneur des travailleurs et pour un monde meilleur … On est là … » face à une vingtaine de flics harnachés mais sans casques ni armes et boucliers en mains, protégeant l’entrée de leur local. On se toisa de part et d’autre et on fila vers de nouvelles déambulations impromptues. De retour dans le centre-ville, un drapeau tzigane salua de la fenêtre d’un immeuble le passage du cortège …

un rassemblement pour le climat

Vers quatorze heures, les Gilets Jaunes se joignirent au rassemblement pour le climat qui se tenait devant le théâtre.Sur place, impossible d’ignorer que deux mondes, que beaucoup de choses séparent, se retrouvaient au coude à coude le temps d’un discours. Sur le registre de la consommation, un retraité Gilet Jaune râlait contre la prolifération des suremballages…Mais tandis que les « écolos », comme les désignaient les Gilets Jaunes, parlaient aux « écolos » un homme nous fit cette réflexion « moi aussi, si on me file 15 000 balles je veux bien changer de bagnole ! ». Tout était dit.

Si parmi les « écolos » en question, nous comptions pas mal de connaissances et quelques amis, il était évident que ce n’était pas avec eux que nous repartirions en manif immédiatement après, de même qu’ils s’étaient sentis étrangers au cortège du matin. En ce jour, c’est au sein des Gilets Jaunesque nous nous sentions parmi les nôtres, naturellement, et lorsqu’ils décidèrent d’emprunter librement un autre parcours et de quitter le cortège commun, c’est avec eux que nous avons poursuivi nos pérégrinations …

La question climatique, bien réelle, ne peut se poser comme nous l’avons entendu proclamer au travers de pratiques de consommation alternative ou d’un rappel à l’ordre adressé à l’État. La « décroissance » ou le « capitalisme vert », ne sont que des segments de marchés potentiels à destination d’une petite bourgeoisie inquiète et moralisatrice. Le prolétaire sous son gilet jaune a matériellement d’autres besoins immédiats à satisfaire. La lutte continue et espérons qu’elle parviendra à poser dans le cours de son déroulement ces questions fondamentales et à trouver des amorces de réponse concrète.

« Ne nous regardez-pas, rejoignez-nous »

Boulogne-sur-mer, le 26/01/2019

 


 

Gilets Jaunes : Acte X en centre ville à Boulogne sur Mer

 

Comment décrire cette manifestation de l’Acte X des Gilets Jaunes à Boulogne-sur-Mer, tant l’ambiance, les protagonistes pas de militant-e-s professionnel-le-s ni de tête d’affiche et le scénario se sont révélés d’une extraordinaire nouveauté ? Nous ne livrerons pas cette fois une analyse froide d’« observateur extérieur » mais tenterons de nous faire l’échod’un vécu attentif depuis l’intérieur d’un événement relativement inédit localement.

Après deux mois de blocages de rond-points du quartier de marée et autres accès aux centres commerciaux péri-urbains, les GJ, en concertation, franchissent le pas d’une manifestation digne de ce nom dans le centre ville de Boulogne sur Mer.

Les protagonistes

Entre trois et quatre cents personnes, dont une soixantaine venus de l’Audomarois et quelques groupes de Berck ou encore Marquise. Environ deux cinquièmes de femmes ; le groupe Femmes en Gilet Jaune arborant un bonnet phrygien jaune dont la cocarde a été remplacée par une fleur.

Les sigles, parfois barrés, des boîtes privées ou publiques comme leur absence témoignent de la diversité des boulots, sous-boulots, sans boulot… mais aussi retraités, parents « au foyer », jeunes scolarisés ou plus qui conjuguent leurs forces pour leurs intérêts communs.

La longévité du mouvement et le regroupement en cette « masse fluide » qu’a constitué ce premier cortège a rompu le cloisonnement formel en collègues de boîte, groupes affinitaires, séparation générationnelle ou d’origine géographique… que générait les regroupements des blocages.

Les syndicats ? Zéro, nib, nada. Sans doute y avait-il des gens syndiqués au sein des GJ, notamment à SUD-Rail et à la CGT, revenu-e-s sans doute de l’ostentation boutiquière et de l’inutilité des défilés autorisés, négociés, (dé)limités, desquels les « partenaires sociaux » ont tellement fait démonstration. Quelques considérations sur le sujet glanées sur le tas :

– «Les syndicats, ben… on les a contactés, mais bon… »

– « On peut s ‘en passer »

– «  Ils ne nous manqueront pas ! »

– « Pour moi, c’est plus qu’une sorte d’assurance… »

– « Avec le nombre de journées qu’ils m’ont fait perdre pour gagner que dalle… »

– Etc. ; et quelques propos moins édulcorées…

Il n’y a même pas de velléité de procès des centrales ès-négociation, simplement une lassitude et à l’évidence une manifestation de la défiance vis-à-vis des fameux corps intermédiaires à vocation représentative, hiérarchisés et détenteurs faussaires de la parole collective.

Pouvaient aussi se deviner quelques Insoumis. Une apparition Stylo Rouge également. Évacuons tout-de-suite la référence aux fachos chez les GJ. Si, inévitablement, il y a des électeurs ex-FN chez les Gilets Jaunes, ils n’étaient identifiables qu’à l’occasion ( rare ) d’un « on est chez nous » scandé face aux flics. Sans doute de trop. Aucune référence, par contre, à l’immigration dans les conversations ni d’un recours possible à un homme à poigne, enfin une femme en l’occurrence, providentielle.

Des mots pour le dire

Au-delà des slogans « Macron Démission » ; et de chansons à mi-chemin entre le carnaval de Dunkerque et la geste du supporter et entre deux Marseillaise, les conversations de fond ponctuaient les rencontres entre connaissances comme cellesplus impromptues. Et de démontrer un champ de réflexion, un partage de points de vues et d’apports réciproques constitutifs d’une approche politique bien plus solides qu’une simple colère de désespéré-e-s :

– « j’ai entendu un mot il n’y a pas longtemps ; je ne savais pas ce que ça voulait dire … C’était prolo  ou prolétaire… quelque chose comme ça…»

– « Prolétaire ? »

– « Oui j’ai voulu me renseigner… »

– « Si tu veux, c’est le capital qui a l’argent et détient les moyens de productions ; les prolétaires n’ont que leur force de travail pour survivre… »

– « Et ben, c’est ça qu’on est : des prolétaires, c’est exactement ça qu’on est ! »

 

Les Gilets Jaunesperçoivent parfaitement où est leur place sur l’échelle sociale, quelle fonction leur est assignée et la condition dans laquelle ils sont confinés. Leurs mots et leurs actes réveillent l’antagonisme de classe que la bourgeoisie supposait pacifié.

Les un-e-s et les autres sommes dans la même expression d’une volonté d’émancipation. Nous sommes, loin s’en faut et radicalement, dans un processus politique bien au-delà d’une simple « agrégation des mécontentements » énoncée dans la novlangue macronienne.

Le bruit de fond

Sur le plan de la communication interne, préalable et en cours de manif, deux invariants intrinsèques à ce mouvement sans chef : la diffusion de décisions rapides et… la rumeur. Notamment quant à la présenceCRS et la réaction à adopter.

Dès le départ, deux options cohabitent : une démonstration citoyenne, populaire et républicaine,d’une part et une volonté activiste, conflictuelle et frontale, de l’autre. Il ne s’agit là que de considérations quant aux enjeux formels qui ne remettent pas en cause les motivations fondamentales du mouvement. Ainsi, le premier principe qui circule, avant le départ du cortège est : c’est une première manif on la joue cool pour l’instant mais si les flics agissent, on ne cède pas. S’ils font obstacle, on s’arrête, on reste soudé-e-s, on ne fuit pas, on n’agresse pas. Mais déjà, des manifestant-e-s expriment l’idée que si flics sont là, c’est pour nous stopper et il n’en est pas question, on avance et advienne ce que devra :

– « Le pacifisme, c’est fini, j’en ai assez vu comme ça » ; référence aux violences policières délibérées qui ont fait quantité de victimes, à l’échelon national ( Outre-mer compris, ndr ), chez les GJ.

Contrairement à ce qu’avance la presse locale, la première intention n’était pas d’aller au commissariat mais de terminer à la mairie.

L’affrontement

Il faut ici ouvrir une parenthèse. Différents types d’influence ont modifié le parcours initialement prévu, dont la police a été informée sur le tas sans attente d’un quelconque assentiment.

D’une part, le positionnement des motards « accompagnateurs » visait à diriger le cortège sur des voies de délestage susceptibles d’éviter l’entrave à la circulation et autres désagréments pour le train-train urbain du samedi. Dans ce contexte, les décisions se sont prises au fur et à mesure de la déambulation.

D’autre part, rumeurs ou renseignements avérés ont échauffé les esprits, notamment les plus remontés d’origine. Par exemple, le bruit a couru que sept cars de CRS étaient positionnésen vieille ville au cœur de laquelle est situé l’Hôtel de ville. Vrai ou faux, le sentiment était clair : il suffirait aux flics de fermer les quatre portes des remparts pour nasser tout le monde. Exit, donc, le « plan A »

L’expérience de ce genre de situation a surexcité les plus chauds à en découdre. Dès lors, les motards ont été pris pour cible ; des petits groupes ont littéralement chargé les flics qui n’ont eu que le temps d’enfourcher leur bécane pour filer.

C’est donc en passantrue de la lampe, perpendiculaire à la rue Charles Butor au bout de laquelle se situe le commissariat, que la décision de s’y rendre est prise par une partie des GJ. Là, des CRS équipés interdisent le passage. On peut en la circonstance déterminer plusieurs motivations à y aller, dont le cumul n’est pas à exclure.

Au premier chef, une indéniable vindicte anti-flics ; on n’a pas à la juger. Ensuite, une volonté d’expression de solidarité pour les interpellés, les blessés, les estropiés et les morts imputables aux forces de l’ordre depuis le début du mouvement à l’échelle nationale. Et puis, et c’est notre position politique, les forces de l’ordre, comme le libellé l’indique, est le bras armé du capital contre le prolétariat ; il  n’y a pas de bavures policières : ces fonctionnaires jouent leur rôle, ils font ce qu’on leur dit de faire là où on leur dit de le faire, ils remplissent leur fonction : réprimer. Ils font leur métier. Et il fallait leur dire qu’on le sait, qu’ils sachent qu’on le sait. Enfin, leur présence anticipée équivaut à la réalité d’une provocation.

Bref, ils sont dans l’autre camp, ils sont l’autre camp. Précisons que les GJ en présence sont à visage découvert protégés d’un gilet épais comme une feuille de papier clope.

Et les slogans de fuser : « Castaner en Prison », « Police partout, justice nulle part ! », qui vient de loin mais toujours approprié. Et quelques timides «  La police avec nous » vite remballés.

Un jeu de stratégie s’est alors installé : les « assaillant-e-s » tentant de forcer l’accès au commissariat par plusieurs rues à la fois ( rue C. Butor et rue Perrochel ), les CRS colmatant les dites rues. À noter que le supermarché Carrefour situé à trente mètres de la rue Perrochel, remplissait son office du samedi comme à l’accoutumée, des GJ allant même y acheter de l’eau et autres en-cas !

Néanmoins cet épisode de déclenchement des hostilités ouvertes avec la police a questionné, embarrassé, choqué parfois les tenants de la non-violence. In fine, c’est le libre arbitre qui déterminera le comportement de chacun-e. Que les partisans d’aller chercher, dans toutes les acceptions du terme, les flics le fassent en toute responsabilité sans nuire à l’ensemble ; les autres occuperont le carrefour du pont de l’entente cordiale à… cent mètres de là !

Une situation surréaliste assumée

Ainsi, tandis que ça défouraillait au milieu de la rue de la Lampe, le carrefour à proximité était tenu fermement et avec le sourire. Et ça perdurera des heures. Là, pas de tentative de passage en force, des expressions de sympathie même de la part des « bloqués ». Ainsi, ce conducteur de bus urbain, sorti de son lieu de travail à l’arrêt, devisant tranquillement, la clope au bec, avec des GJ obstructeurs :

–« J’étais ce matin place Navarin, c’était génial ! Plus personne ne roulait, on discutait… C’est ça qu’il faut faire ! »

En remontant la rue de la Lampe jusqu’à la place Dalton – c’est-à-dire du carrefour occupé à la place où se termine le marché – aucun signe de désapprobation des badauds et consommateurs par ce samedi frisquet mais ensoleillé.Chacun vaquait à ses occupations en jetant parfois un œil du côté du nuage de lacrymo – les gens n’étaient certes pas sous le vent – dans lequel s’agitaient furieusement des silhouettes fluo et des ersatz de Dark Vador, mais vivaient un peu comme si ce mouvement de contestation était entré dans le quotidien ou au moins animait les samedi. Pas forcément d’enthousiasme démesuré ni de marque d’affection ostentatoire pour les Gilets Jaunes, mais pas impossible non plus que l’inscription que l’un d’eux avait griffonné sur son signe de ralliement : Sous ce gilet une personne se bat pour vous, ait trouvé écho auprès de certains passants.

Durant le défilé, les personnes aux fenêtres ou sur les pas-de-porte étaient haranguées par un « ne restez pas chez vous ! Descendez avec nous ! ». Sans pourtant susciter d’autre réaction qu’un sourire, un applaudissement…

Sur le lieu des affrontements, une friterie et un point chaud ( fausse boulangerie )étaient restée ouvertes ; c’est là que les GJ se sont restaurés. Aucun commerce n’a été pris pour cible, ce sont bien les flics qui étaient dans le collimateur.

Vers quinze heures, l’occupation est passée d’un à deux carrefours ( ponts de l’Entente Cordiale et Marguet ) sur l’axe qui mène au port et dessert le centre ville. À ce stade, une bonne partie des GJ de la manif ont quitté la scène. Des panneaux de signalisation et les palissades d’unchantier voisin servent à nourrir des brasiers allumés au carrefour…

Fin de partie

C’est vers seize heures après une charge des CRS que ces positions seront abandonnées. Les chaussées fument et la poursuite des GJ en fuite est portée jusqu’en centre ville ( rue Faidherbe notamment ). Les voitures de police sillonnent le secteur, les sirènes gueulent, les bagnoles banalisées doublent la file de véhicules sur les trottoirs… Parmi les GJ dispersés, chacun-e essaie de connaître le résultat des courses, y compris des participant-e-s de la première heure réfractaires à la violence. Là encore, aucun signe de panique parmi les usagers de l’espace public et des commerces qui ont fonctionné tout à fait normalement dans cette partie du centre ville contiguë au lieu des événements.

 

Selon la presse locale du lendemain : dix arrestations, dix blessés dans les rangs des Gilets Jaunes ( aux dernières nouvelles des GJ, ce serait onze, ndr ), un blessé à la jambe chez les flics.

Pour l’heure, il faut attendre le bilan que vont tirer les GJ de cette journée. Ce que l’on peut déjà avancer, c’est que l’absence officielle de chef, la gestion en temps réel du parcours, la diffusion de l’information au cœur de la manif et la libre décision des modes opératoires et des actes, en pleine capacité de les assumer est un réel atout pour la visibilité de la révolte, mais sans doute aussi un sérieux handicap pour la suite.

C’est la nécessaire solidarité qui permettra au mouvement de perdurer. Au-delà des apparentes contradictions des pratiques, c’est l’unité à la base qui permettra de gagner.

« Ne restez-pas chez vous, rejoignez-nous. »

Boulogne sur Mer le 22 janvier 2019

 


Femmes en gilets jaunes à Boulogne-sur-mer

 

Nous avons sollicité la contribution d’une camarade(1) afin qu’elle nous fasse partager son expérience vécue au sein du collectif des gilets jaunes de Boulogne-sur-mer. Cette initiative nous semble être l’une des plus intéressantes et des plus inattendues observées localement. Elle confirme, que cette lutte est un véritable mouvement qui malgré toutes ses contradictions bouscule les rôles sociaux en son sein et porte des pratiques émancipatrices. 

(1) Nous tenons à préciser toutefois que, si c’est avec plaisir que nous illustrons le texte de la camarade avec le flyer des gilets jaunes au féminin, nous n’en partageons pas la conclusion. Nous pensons que porter la revendication du RIC est un coup de frein donné au mouvement, si ce n’est l’amorce d’un recul. Le débat est ouvert …

 

Gilets jaunes au féminin ! Marre d’être …

C’est sur les ronds-points, la nuit, sous la pluie, qu’on s’est rencontrées. Moi je commençais à peine à rejoindre avec prudence ce mouvement, que j’avais observé longtemps de loin, un peu méfiante de cette révolte qui n’avait ni drapeau, ni idéologie définie. Ce sont les femmes(1) qui m’ont accueillie, sans reproche et sans méfiance. Les gars ne parlent pas beaucoup, à part quelques uns, plus à l’aise, et qui se munissent vite d’un micro ou d’un mégaphone. Les femmes parlent, entre elles, mais sans hiérarchie palpable. Elles parlent, de cette parole domestique, qui est la seule qu’on leur réserve. Elles racontent, vite, à toutes ces nouvelles camarades de lutte, leur colère, leurs problèmes du quotidien de plus en plus difficile à affronter. Un quotidien qui tourne autour de trois sujets : la nourriture, la santé et surtout les enfants, leurs études, leur garde.

Je suis militante, féministe, célibataire et donc perplexe, d’abord. En sommes-nous encore à nous limiter à ces sujets qui devraient être également partagés, entre hommes et femmes ? Ne peut-on pas, nous aussi, porter un discours plus analytique, moins émotionnel ?

Quelques femmes sur le rond-point tentent d’améliorer la stratégie de blocage, tout en résistant aux pressions des policier.e.s présent.e.s qui nous poussent, de plus en plus fermement, vers le trottoir. Peu de ces bons conseils sont entendus par le groupe. Elles me le disent : depuis trois semaines, il y a une bonne entente avec les gars, souvent leurs maris, leurs frères, leurs voisins, leurs collègues, mais peu d’écoute.

Christelle, une femme de marin, épaulée par son frère, marin aussi, lance l’idée : on devrait manifester qu’entre femmes, nous au moins on se comprend. J’adhère immédiatement à cette perspective. Il faut admettre que pour moi, profe, et nouvellement arrivée dans le mouvement, encore réticente à endosser le jaune, au lieu de mon rouge habituel, le dialogue est plus facile avec elles, étudiantes comme ma fille ou mères de famille comme moi, qu’avec ces têtes d’hommes taciturnes noircies par la fumée des pneus, dont je ne connais que théoriquement le mode de vie. On se met d’accord via Messenger et, dès le lendemain après-midi, nous sommes une petite dizaine à nous réunir sous la grande tente provisoirement installée comme QG sous un pont, près d’un des rond-points stratégiques des blocages locaux.

Nous ne nous connaissons pas mais, autour d’une petite clope, la conversation prend vite, à l’extérieur, en attendant avec angoisse les copines que nous avions invitées la veille sur le réseau. Passée la déception de ne pas voir arriver certaines, l’esprit reste positif. Il faut faire comprendre à nos camarades hommes maintenant que nous devons rester seules pour nous organiser. Intrigués, ils restent d’abord là. Un des porte-paroles masculins proposent qu’ils entrent s’asseoir avec nous « Mais sans parler, hein ! ». Nous refusons d’une blague. Je le sais, certaines ne parleront pas si des hommes sont dans la même pièce. Denise et Elodie, la belle-sœur de Christelle, n’ont d’ailleurs pas dit un mot depuis leur arrivée. Nous entrons et nous installons en cercle, avec force politesse pour nous partager les quelques chaises ou plutôt sièges improvisés. Une grande attention est portée à l’autre, instinctivement. Comme dans tous les milieux, tous les sexes, certaines maitrisent mieux la parole que d’autres, mais globalement tout le monde a parlé, même les plus timides, grâce à cette qualité d’écoute que je n’ai rencontré qu’en de rares occasions, et souvent entre femmes. On ne coupe pas la parole, on veille aux plus fragiles, on s’encourage. Ca fait du bien.

Chacune se présente, et les histoires défilent : la paie qui ne rentre plus, ou si peu, les enfants à élever au mieux quand même. Les parents et amis qu’on sollicite, la fierté en berne, pour finir le mois avec quelque chose dans l’assiette des enfants. Les coûts de santé et d’éducation qui augmentent. Je mords mes lèvres, moi, la laïcarde, quand une maman me dit qu’elle paie (avec l’aide de sa mère) pour mettre ses trois enfants dans le privé alors qu’elle a du mal à manger. Je pleure intérieurement le service public assassiné pour lequel je travaille et pour lequel je lutte. Deux étudiantes présentes décrivent le coût de leurs études, privées également, les boulots et autres sacrifices qu’elles sont obligées de faire pour y arriver. Plusieurs personnes abordent aussi des coûts de santé (qui ne devraient pas exister, au pays de la Sécurité Sociale) ou des invalidités (maux de dos, une maladie du travail invisibilisée), reconnues, mais insuffisamment pour être indemnisées. Les petits contrats, les petits salaires, aussi irréguliers qu’insuffisants.

Aucune ne se plaint pour elle, sinon toujours pour la famille. Toutes parlent des doubles journées même si, elles le rajoutent vite, les hommes les aident plus qu’avant. Certaines attendent toutefois longtemps des pensions alimentaires qui n’arrivent que trop rarement, voire jamais, du père de leurs enfants. Finalement, à ma déception, nous parlons assez peu des conditions de travail. Pourtant, il y aurait beaucoup à dire, je le sais, pour toutes ces femmes qui travaillent en grande partie dans l’aide à la personne (soin aux personnes âgées ou aux enfants, et ménages). Les étudiantes veulent également travailler dans l’éducatif, le social.

Après ce long tour d’une table inexistante, l’organisation de la manifestation va vite, très vite. Le jour est défini tout de suite : le mercredi, parce que c’est le jour où on ne peut pas travailler quand on a des enfants. En France, les temps partiels(2) sont le plus souvent pris par les femmes dans les foyers car leur salaire est le plus souvent le plus bas des deux et parce que … c’est comme ça ! Surtout quand on n’a pas de famille à proximité pour aider à la garde d’enfants. On parle « rassemblement » parce que c’est légal mais on tombe vite d’accord sur une manifestation que l’on ne déclarera pas. Aucune n’a confiance dans la préfecture, aucune ne veut signer. Toutes sont déterminées à se faire entendre, légalement ou pas. Nous n’aurons que très peu parlé politique « politicienne », conscientes que si nulle n’a voté Macron, nos histoires et nos choix sont différents à ce niveau. Certaines, comme Sophie, cheminote, ou Denise, militent déjà à gauche (« J’ai assuré la régie pendant des années à la Fête de l’Huma, sans jamais un merci des gars qui ont besoin de moi, une fois j’ai même fait grève, pour qu’ils se rendent comptent de ma présence », nous confie cette femme de sapeur-pompier, qui a suivi son homme dans toute la France au gré des mutations.), certaines ont reporté leur colère sur des partis d’extrême-droite, d’autres ne votent pas, ou plus. Pour ne pas casser notre belle convergence, nous n’avons aucun problème à mettre ces questions de côté, pour le moment : nous voulons toutes la démission de Macron et c’est déjà ça, le reste on verra après ! Quand j’esquisse quelques explications économiques ou sociales, on m’écoute, on me demande des sources ou de prêter des bouquins. Personne ne critique l’autre de ses choix.

A la sortie, une quinzaine de gars nous attendent, curieux. Ils veulent savoir ce qu’on a prévu. Ils approuvent et laissent faire. Un des gars, un peu frustré d’être exclu, propose de mettre une perruque et une jupe pour pouvoir défiler avec nous. Nous lui proposons de porter la jupe et les talons toute la semaine, pour voir, il refuse, un peu contrit. On se comprend. Nous leur répétons que c’est une « manif féminine », pas « féministe », on parle d’un impact médiatique, de revendications à nous. Mais, nous nous le sommes dit, entre nous, nous avons conscience de l’aspect féministe de cette manifestation… Là, il faut rassurer les copains.

On se sépare, émues, pour mieux se retrouver quelques minutes plus tard via Messenger. Ce réseau social de conversation que je fuis habituellement fait vibrer mon téléphone toutes les minutes, on s’envoie des musiques, on s’échange des idées pour la manif de mercredi, même si tout le monde fait bien attention de ne pas révéler notre parcours illégal sur le net. Toutes y mettent du leur, invitent des amies, publient sur des sites, des pages, des groupes. Les idées de mise en scène fusent. Et l’on se prend à rêver devant l’accueil positif que l’on reçoit, à quelques exceptions près. Les reproches de ces anonymes derrière l’écran ? Avoir inclus les enfants qui « devraient être à l’école » (un mercredi après-midi!), ne pas être derrière nos fourneaux ou à la vaisselle, emmener les enfants dehors dans le froid (à 14h) au lieu de les laisser « au chaud devant la console ou la télé » ! Des reproches partagés par des femmes comme des hommes. La solidarité et la parole virtuelle, ça fait deux. Ceci dit, la réception est plutôt bonne dans l’ensemble.

C’est pourquoi nous sommes plutôt un peu déçues à voir la vingtaine de femmes présentes ce premier mercredi. Nos copines qui avaient promis ne sont pas toutes venues… Mais quel plaisir de se voir ! On s’embrasse comme si on se connaissait de longue date, à tu et à toi, à « m’man » et à « filles ». On attend, au soleil (pour que les petits n’aient pas froid), devant la mairie, observées avec étonnement par les passants et par les quelques employés de mairie, dans un surréaliste décor de village de Noël en construction. L’ambiance est vraiment très bonne. Pour parler au journaliste de la radio qui s’est déplacé jusqu’à nous, c’est Christelle et moi qui nous y collons mais la plupart des femmes, dont la langue se délie pourtant entre nous, ne veulent pas s’exprimer au nom du groupe. Ca remet en question ce que l’on répète avec sincérité, pas de cheffe, pas de porte-parole. C’est cette parole inhibée qui est la clé de notre rassemblement. C’est dur, quand depuis petite on ne t’écoute pas, d’oser parler publiquement. Nos velléités de vidéos à faire circuler sur le net pour exposer nos problèmes ont d’ailleurs fait long feu. Parler entre nous, oui, mais s’exposer, non.

Un camarade encarté à la France Insoumise, ayant vu l’appel, tente de se joindre à nous, pile au moment de la photo, il est repoussé gentiment mais fermement : « Que des femmes ! » Le message a du mal à passer, quelques gilets jaunes hommes veulent absolument nous rejoindre ou nous « protéger ». On laisse faire tant qu’ils restent à distance. Ils nous suivent de loin, entre admiration et étonnement.

Le groupe se met en marche vers 14h45, après une longue attente. Nous n’avons rien déclaré, et pour l’instant, nous ne sommes suivies que par le gilet jaune qui souhaite fermer la marche de sa voiture. De la vieille ville, nous rejoignons maladroitement la rue d’Artois. Nous avons du mal à garder le pas très lent que nous avions décidé. On sent les femmes dynamiques qui ont l’habitude de marcher vite. Nous trouvons vite quelques slogans improvisés sur le tas, que nous répéterons durant toute la manifestation « sauvage ». «Qui c’est qui s’galère ? C’est nous ? Qui c’est qu’est en colère ? C’est nous ? Qui c’est qui n’a plus de ronds ? C’est nous ! Qui c’est qu’aime pas Macron? c’est nous!». Ce «nous» scandé soude la troupe. Des déclinaisons de slogans surviennent parfois , moins graves, plus taquins, et nous pouffons de rire : « Qui c’est qui veut se faire belle ? Pour qui c’est la vaisselle ? ». Même le policier qui finit par nous « escorter » (le plus possible en direction des rues piétonnes, évidemment !) ne peut cacher ses sourires. Sur le chemin, un grand capital de sympathie quand nous interpellons d’autres femmes, souvent accompagnées d’enfants. Nous n’avions hélas prévu ni tract ni flyer pour le prochain rendez-vous, les infos sont données de vive voix. Arrivées au bout d’une heure de gène à la circulation devant la sous- préfecture, les discours prévus sortent avec peine. Seules Ever et Christelle prennent courageusement la parole pour présenter les difficultés que nous avions évoquées en réunion, mais entre la pression de la police (passée d’un escorteur à trois voitures) et le froid qui nous atteint, nous nous dispersons assez vite, en ayant l’impression que, à vingt ou à plus, le rendez-vous est bien confirmé, nous recommencerons, aussi longtemps qu’il le faut, car il n’y a plus le choix !

RASSEMBLEMENT de femmes en colère, tous les mercredis à 14h devant la mairie de Boulogne- sur-Mer. Prenez vos gilets jaunes.

Boulogne-sur-mer, le 18/12/2018

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(1) D’après un article du Monde : le 11 décembre 2018, par un collectif de chercheurs : « Dans ce mouvement les hommes (54%) sont plus nombreux que les femmes (45%). Malgré cela, la grande proportion de femmes, souvent employées, une catégorie sociale traditionnellement peu mobilisée politiquement, est un fait notable. » […] « Les femmes ont toujours manifesté, comme le montrent de nombreuses études historiques, mais elles sont plus visibles cette fois. Il y a plusieurs raisons à cela : sans porte-parole officiel, syndicats ou représentants politiques, qui sont habituellement des hommes, en l’absence de structures, les médias ont été forcés de tourner leur attention vers des participants « ordinaires ». La forte dimension sociale du conflit et la place importante des revendications concernant les conditions de vie dans ce mouvement contribue à la visibilité des femmes. »

(2) Source : Dares analyses janvier 2013 n°005 : En 2011, 82 % des salariés à temps partiel sont des femmes et 31 % des femmes salariées sont à temps partiel (contre 7 % des hommes). Pour les femmes, le nombre d’enfants à charge et leur âge sont des facteurs déterminants du travail à temps partiel. Ainsi, plus de 45 % des femmes ayant au moins trois enfants à charge travaillent à temps partiel, cette proportion atteignant 56 % pour celles dont le benjamin a entre 3 et 5 ans.

Cette proportion est nettement plus faible pour les femmes n’ayant pas d’enfants de moins de 18 ans ou un seul enfant à charge (entre 25 % et 30 %). Pour les hommes, le nombre et l’âge des enfants à charge n’ont que peu d’influence sur le fait de travailler à temps partiel : ils travaillent même plus souvent à temps partiel lorsqu’ils n’ont pas d’enfants à charge.