« Ah, tu te rappelles du 18 novembre ? Quand on était tous ensemble, minuit passé, sur les ronds-points autour du feu ? » Cette phrase, on l’entend de plus en plus souvent. La nostalgie est un sentiment qui apparaît lorsque l’on est pas tout à fait satisfait du temps présent et qu’on y répond en disant « c’était mieux avant ». Et ça, en vrai, c’est pas très GJ. D’habitude on lutte au présent. On décrit souvent les premiers temps du mouvement comme un moment d’unité sans pareille. Mais il faut bien dire une chose, l’unité qu’on regrette était une unité dynamique dans un mouvement raz-de-marée. Les limites qu’on pouvait déjà percevoir, en particulier l’incapacité du mouvement à aller plus loin que la rue, n’étaient que des limites à dépasser, des pas à franchir. Et on faisait peu de cas des quelques propositions politiciennes incapables de cristalliser un torrent de lave bien trop fort, qu’il s’agisse des mesures gouvernementales ou bien des tentatives de récupération. Cette unité tenait à partir de l’immense force collective que ce mouvement déployait mais elle n’a jamais été une unité finie et homogène. Sauf qu’effectivement, puisqu’on n’a pas réussi à faire de chaque jour un samedi, notre mouvement a perdu un peu de son onde de choc et l’heure est au doute et à la discussion. Comment on continue ? Comment on fait peur ? Comment on lâche rien ? Si une nouvelle temporalité s’impose aux GJ, elle est aussi accompagnée d’un besoin de clarification.
Une nouvelle temporalité
Le mouvement a besoin de se réinventer et les quelques dizaines de milliers de personnes encore actives en semaine sont logiquement épuisées par les actions de blocage, par les réunions, par les occupations de rond-point (dont certains sont tenus jour et nuit), etc. La manifestation du samedi, toujours aussi fournie, nous permet de nous retrouver et de temporiser le déploiement de nouvelles manières d’agir contre la galère. Le mouvement de grève des gilets jaunes intervient tard mais a le mérite d’inviter le mouvement à faire irruption dans notre quotidien fait de travail, de salle d’attente et de rendez-vous administratif et de continuer à aller chercher les gens. C’est souvent en ces temps difficiles que les frictions perceptibles depuis le début deviennent de véritables lignes de front. Ces lignes sont vouées à bouger mais elles représentent les fameuses tendances contradictoires du mouvement, qu’aucun GJ ne pourra éviter. Ce temps de la discorde doit être le temps de la clarification et du choix. Dans notre constante recherche d’unité, un dilemme s’impose : unité minimale ou unité maximale. Ces deux formes d’unité s’éloignent à mesure que le mouvement avance. La première propose une gestion de la crise, la seconde chantonne un air de révolution.
L’unité minimale : on change les mêmes et on recommence ?
Si dans Jaune n°1, nous insistions sur le caractère global de notre mouvement, c’était déjà pour contrecarrer des propositions qui nous promettaient de retourner au chagrin. Nous les Gilets Jaunes, on veut des trucs simples, basiques. On veut bien vivre et décider de notre vie. Dans cette phrase, il y a tout un monde politique et économique auquel on fait la nique. Parce que les bourges, s’ils veulent le rester, se mettront en travers. Et rien que de le dire dans leurs quartiers, ça les met hors d’eux. L’unité minimale est là pour apaiser cette tension. Les partisans de cette option ont pour vocation d’insister sur l’unité de tout le monde (le « peuple »), mais chacun chez soi (salariés, chefs d’entreprise, artisans, policiers, retraités, chômeurs), comme si le tout n’était pas connecté. Et quand ça coince, ils rappellent à l’ordre. Prenons l’exemple de l’augmentation des salaires et des minimas sociaux. Certains disent « Attention, les premiers impactés seront les patrons de TPE/PME qui ne pourront pas embaucher. » Comment un smicard peut-il entendre ce genre de phrase dans un mouvement contre sa propre galère ? Comment tu te retrouves à lutter avec des gens qui te proposent de rester dans la merde ? Prenons un second exemple. Certains parlent des cotisations sociales trop importantes pour certains patrons. Une partie de ces cotisations (et c’est bien sûr celles-ci qui sont attaquées actuellement avec la réforme du chômage et des retraites), c’est pour assurer tout un tas de moments de la vie où on n’a pas ou plus de taf ou besoin de ces centaines d’euros pour survivre tout simplement. Là encore, comment tu te retrouves à lutter avec des gens qui veulent œuvrer à la dégradation de tes conditions de vie ? Y en a même qui nous disent : « les manifestations font du mal aux petits commerçants, il faudrait qu’on arrête de manifester ou bien au moins qu’on aille consommer chez eux ». Qu’est ce qu’ils ne comprennent pas quand on dit « On est fauchés et très fâchés » ? Ensuite, d’autres viennent te proposer des solutions de gestion de la crise qui reviennent à écraser les prolos venus d’ailleurs pour continuer à exploiter celles et ceux d’ici : gestion dure des flux migratoires (déjà fait), chasse aux sans-papiers sur le territoire (déjà fait), Frexit etc. Ils nous proposent de nous enfermer à double tour, de barricader la porte comme si le loup capitaliste n’était pas déjà dans la bergerie française. Quand on propose une réponse nationale à un problème mondial, c’est qu’on est prêt à se défendre au dépend des autres galériens de cette Terre et c’est précisément ce que les capitalistes du monde entier espèrent de nous en ces temps tumultueux : être divisés et contrôlables. Il en va de même de tous ceux qui veulent nous persuader qu’un simple changement constitutionnel et légal (Assemblée Constituante, RIC, Vième République etc.) nous permettra d’atteindre notre objectif : sortir de cette vie misérable. L’unité minimale est là pour nous dire « Nous avons une solution qui conviendra à tout le monde ». Pour être sûr de ne gêner personne, et surtout pas les classes dominantes dans leur tranquillité, il s’agit de ne rien changer à ce qu’on vit aujourd’hui. C’est cette unité que l’on retrouvera dans toutes les tambouilles politiciennes qui sortent du mouvement. On l’a vu, il y a plusieurs façons de perdre et leur unité s’apparente à un panier de crabes. Heureusement, l’ unité maximale est là pour mettre tout le monde d’accord !
L’unité maximale : les GJ n’ont rien à perdre
Contrairement à l’unité minimale, l’unité maximale ne se contente de rien. C’est contre toutes les limites auxquelles on se retrouve confrontés qu’on la réalise. Elle apparaît au fur et à mesure quand toutes nos situations particulières se transforment en une position commune, à force d’entente, de confrontation, d’élaboration collective. C’est une unité de rupture. Ce bouleversement dans nos vies se traduit par le refus collectif de notre situation de sans-réserves, travailleurs ou chômeurs. Il est souvent question des artisans, des petits patrons ou encore des auto-entrepreneurs (souvent salariés déguisés) chez les GJ. En effet, chez certains, la faillite est pour demain et c’est pour ça qu’il y a un sens à leur présence dans le mouvement. Seulement, ce n’est pas à la masse des sans-réserves que nous sommes de nous aligner sur les petits patrons. Lutter pour leur intérêt particulier, c’est revendiquer une meilleure marche du capitalisme pour eux, tandis que nous, que ça marche ou pas, on est toujours dans la même position de prolétaires sans-réserves. La concurrence et la ruine les ramèneront à nos côtés, nous qui n’avons rien à défendre à part nous-mêmes. C’est en ce sens que l’unité maximale part de la situation des gens qui n’ont rien à faire valoir comme monnaie d’échange dans ce monde marchand. Voilà la seule unité qui vaille le coup d’être explorée pour en finir avec cette vie de merde. L’unité par et pour ceux qui veulent en finir radicalement avec ce système.
Mais l’unité maximale est-elle en mesure d’exister en dehors d’une révolution ? Rien n’est moins sûr. Sans ce mouvement, nous sommes tous renvoyés à nos situations particulières et à notre isolement. Nous sommes encore des dizaines de milliers à vouloir nous battre contre l’écrasement que le capitalisme et ses États nous font subir. Et peu veulent lâcher l’affaire. Nous avons tous fait l’expérience d’un mouvement sans tête, irrécupérable, incontrôlable et offensif. Ce ne sont pas les GJ d’aujourd’hui qui vont abattre seuls le système mais notre façon de faire s’apparente à un virus particulièrement volatile que tout un chacun peut attraper. On a beaucoup de bonnes idées à partager avec les gens qui galèrent comme nous ! Il ne suffira pas de demander aux gens de nous rejoindre dans la rue. Il faut dès à présent aller sur les zones de conflit comme beaucoup de GJ l’ont déjà fait précédemment et y défendre la solidarité et l’autonomie des luttes contre tout ce qui fait qu’on perd depuis des années. Le gouvernement va continuer à attaquer tout ce qu’il peut attaquer, mais un spectre hante son monde et il porte un putain de gilet jaune. Bouh !