Dans ce mouvement, notre perception du temps bouge. Un moment il se suspend, nous sommes le 17. Puis hop, passe la fin novembre, deux semaines se sont écoulées, on est le premier décembre. Un samedi puis un autre et on se surprend à parler d’hier pour dire samedi dernier. On va respecter ce flou : ne figeons pas le mouvement, saisissons le au vol. Hop.
C’est le prix du diesel qui a tout fait partir. On a vu les prix à la pompe grimper, grimper… Et peser sur la fin du mois. Et ça, faut l’assumer, c’est la misère. Bien sûr, c’est un terme qu’on n’aime pas. Qui pue le renfermé, qui rappelle Victor Hugo, les Misérables. La misère, c’est le vide du frigo. C’est le froid parce qu’on chauffe pas. Ce sont les lettres d’huissier qu’on reçoit et qu’on essaie d’oublier dans la boite aux lettres. C’est quand la carte passe plus à Carrefour et qu’on fait un chèque en sachant qu’il est en carton. Et que la caissière aussi elle le sait, mais qu’elle dit rien parce qu’elle aussi, elle connaît.
Tout ça, c’est notre quotidien. Alors qu’est ce que ça fait plaisir de se lever et de dire qu’on en a marre, et de s’apercevoir qu’on est un paquet, qu’on est partout !
Un mot sur les soi-disant écolos de plateaux télé qui nous montrent du doigt en nous accusant de polluer. Ils n’ont pas honte ces gens. Comme si c’étaient pas nous qui les bouffions, les particules fines, sur les périph, dans les quartiers. Comme si on était contre l’environnement, alors qu’on a grandi en étant persuadé de pas couper au cancer, qu’on bouffe de la putain de viande premier prix aux antibiotiques parce qu’on a pas le choix. Qu’on est dégoûtés qu’il n’y ait bientôt plus d’abeilles, que si ça se trouve nos gosses ne connaîtront pas les oiseaux ! Mais le choix, nous, on l’a pas. On est contraints de conduire pour aller bosser, pour payer les courses, pour payer la voiture pour y retourner le lendemain. Contraints d’aller chercher une maison ou un appart moins cher dans la périphérie de la ville, parce que sinon soit c’est trop cher soit c’est un taudis.
Et ce qui énerve c’est que les discours sur l’écologie, c’était un mensonge de plus, de la part de gens qui en réalité n’en ont rien à foutre de ces questions. Parce qu’ils savent que nous, ça nous importe. On est en première ligne devant les dégâts.
Alors, le 17, on a bougé. Les gens ne se connaissaient pas, des petits groupes, des gens isolés, tous pour la même chose. Et c’était énorme. Et surtout, ensuite, le 18 et le 19 …
C’est là que tout commence, parce qu’à partir de là on a jamais arrêté. Et surtout, on est plus dans les Misérables. On est dans Game of Throne. Winter is coming ! L’hiver vient et il porte un gilet jaune.
Sur ces premiers jours, sur les points de blocages, tout le monde s’est mis à se parler. C’est arrivé petit à petit. Ça a commencé parce qu’un camion faisait chier, parce que quelqu’un avait ramené à manger, peu importe. Au début on se demandait juste comment bloquer. Et puis on s’est vite aperçu qu’on avait beaucoup en commun. Que quand on en parlait ensemble de notre situation, ce n’était plus la fatalité. Y a plus de « c’est la vie ». Non, la vie c’est pas ça. Ça c’est cette société capitaliste de merde et t’inquiète qu’on va la brûler aux milieux des palettes.
Les gens ont échangé les numéros. On a continué, on a fait des roulements, les jeunes, la nuit, les vieux, la journée. On est nombreux à avoir pris des congés, des RTT. Des ouvriers qui font les 3X8 viennent à la débauche, des intérimaires, des chômeurs et chômeuses, des femmes au foyer. Y a de tout, y a tout le monde.
Quand on dit tout le monde, c’est pas vrai. Parce que la lutte divise, quand elle s’attaque à l’économie et c’est normal. Ceux qui tirent leurs revenus du travail des autres ne peuvent se permettre de bloquer autrement que dans la symbolique. Dès le 18, les commerçants et les patrons ont commencé à râler, à dire qu’il fallait arrêter, trouver d’autres modes d’action etc. Tout simplement parce qu’ils ont à perdre dans la lutte, ils ont un chiffre d’affaire, eux.
S’ils sont devenus patrons, c’est pour sortir de la condition de salarié. Demandez-leur, ils vous le diront : ils ne veulent pas « être des moutons », c’est une expression qui ressort beaucoup. Mais qu’ils ne fassent pas style, ils ne sont pas des bergers pour autant. Y a pas de berger. Y a des moutons et des loups. Et le jour où les moutons se révoltent, on va pas pleurer sur le sort des loups.
On le dit clairement : la seule position qui permette de défendre tout le monde, c’est celle qui défend les prolos. Si nous vivons bien, tout le monde vit bien. Nous on est déjà ruinés, alors désolés, mais notre première préoccupation c’est pas de préserver le capital de ceux qui possèdent.
Alors, nous avons continué la lutte. Continué les blocages. Et maintenant ça fait deux mois.
Le problème c’est que pour beaucoup, faut reprendre le taf. Tous ceux qui ont pris des congés maladies, des congés sans solde, qui ont cramé tout ce qu’ils pouvaient. Et ça fait bizarre de retourner travailler. Déjà, parce qu’aller au travail, c’est aller au chagrin. Combien on est à faire des boulots de merde payés au SMIC , qui servent à rien, ou à si peu ? Combien on est à être dégoûtés de construire à la va-vite un bâtiment qui va risquer de s’effondrer, parce que de toute façon, on nous traite comme des chiens ? Et des exemples, il y en a dans tous les secteurs. On a deux minutes pour nettoyer une chambre d’hôtel dans des conditions pourries. On cuisine des mauvais plats en cuisine centrale pour nourrir nos vieux à l’hôpital, en maisons de retraite, ou même chez eux, livrés en barquettes, avec des ingrédients de merde pour économiser vingt centimes. C’est nous-mêmes qui construisons les flash-ball, les lacrymos qui nous retombent dessus, les bombes qui tombent ailleurs. Le travail aujourd’hui, c’est une corvée que pas grand monde fait avec le sourire, sur lequel on a aucun contrôle, dans lequel on se fait chier, pour produire de la camelote et enrichir des connards.
Même quand les patrons ne sont pas des connards, ils sont obligés d’agir comme s’ils l’étaient. Par la concurrence, par la nécessité d’honorer les commandes, de rembourser les crédits, pour rester compétitif. C’est pas une histoire de caractère ou de volonté, c’est une logique générale : le capitalisme, le pouvoir, l’argent. Parce que si on résume tout ce qu’on a dit, ça donne ça : nous sommes contraints de vivre une existence pourrie à cause du fric.
Notre force se lève. Nous ne sommes pas encore habitués à la position debout. Elle ouvre de nouveaux horizons : de là on voit au loin. Ce mouvement va continuer, jusqu’au bout : la révolution. Hop hop, on est chauds.